— Non, Tanis, répondit le kender, mal à l’aise. Puisque je suis tout près de mon pays, je vais y faire un tour. Tu sais, les kenders ont tué un seigneur draconien ! dit-il en se rengorgeant. Les autres peuples nous respecteront, maintenant ! Notre chef, Kronin, rejoindra le panthéon des héros de Krynn.
Tanis se gratta la barbe pour cacher un sourire. Inutile de dire au kender que le seigneur en question n’était qu’un poltron et un lâche du nom de Toede.
— Je crois qu’un autre kender deviendra un héros, dit Laurana. Je parle de celui qui a détruit l’orbe draconien, qui s’est battu pour défendre la Tour du Grand Prêtre, qui a capturé Bakaris, et qui a pris tous les risques pour arracher son amie à la Reine des Ténèbres.
— Qui est-ce ? demanda Tass, rongé de curiosité.
Quand il réalisa que Laurana parlait de lui, il rougit jusqu’aux oreilles.
Caramon et Tika s’étaient adossés à un arbre et se reposaient. Tanis les envia, se demandant s’il atteindrait un jour cette sérénité.
— Laurana, tu m’as donné autrefois cet anneau, dit-il en ouvrant sa paume. À l’époque, nous n’avions aucune idée de ce qu’aimer voulait dire. Maintenant, je le sais. Dans le rêve du Silvanesti, c’est cet anneau qui m’a arraché au cauchemar, exactement comme ton amour a sauvé mon âme de l’abîme. J’aimerais le garder, si tu veux bien. Et j’aimerais te donner le même.
Laurana le regarda un moment sans mot dire. Puis elle prit l’anneau et le jeta au loin. Tanis sursauta. Il vit le bijou briller dans le clair de lune puis disparaître dans l’obscurité.
— Je suppose que c’est ta réponse, dit-il. Je ne peux pas t’en vouloir.
— Quand je t’ai donné cet anneau, Tanis, je vivais le premier amour d’un cœur indiscipliné. Tu as eu raison de me le rendre, je m’en rends compte aujourd’hui. J’ai grandi, j’ai appris ce qu’était un amour véritable. J’ai traversé des incendies et des ténèbres, j’ai tué des dragons. J’ai marché sur le corps de celui que j’aimais. J’ai été un chef. J’ai assumé des responsabilités. Flint me l’a rappelé. Mais j’ai tout envoyé au diable. Je suis tombée dans le piège de Kitiara. J’ai compris, un peu tard, que mon amour était du vent. L’amour de Rivebise et Lunedor a redonné l’espoir au monde. Nos petites passions médiocres ont failli le détruire.
— Laurana…, commença Tanis, meurtri.
— Attends, dit-elle, prenant sa main. Je t’aime, Tanis, car aujourd’hui, je te comprends. Je t’aime pour la lumière et les ténèbres qui sont en toi. Voilà pourquoi j’ai jeté l’anneau. Un jour notre amour sera peut-être assez fort pour que nous puissions construire quelque chose. Un jour, je te donnerai un anneau et j’accepterai le tien. Mais il ne sera pas entouré de feuilles de lierre.
— Non, dit-il, l’attirant vers lui malgré sa résistance. Il sera fait d’or et d’acier.
Laurana plongea ses yeux dans les siens et se laissa aller.
— Je devrais peut-être me raser, dit Tanis en caressant sa barbe.
— Non, murmura Laurana, je commence à m’y habituer.
Les compagnons ne fermèrent pas l’œil de la nuit. Depuis leur position, ils assistèrent à la débâcle des draconiens.
Ils parlèrent peu, profitant de ce moment de répit pour se détendre. Entre eux, les mots n’étaient pas nécessaires. Mais chacun songeait qu’à l’aube, ils se sépareraient.
Le soleil allait se lever lorsque le temple de Takhisis explosa. Ses éclats incandescents jaillirent dans le ciel et se mêlèrent aux étoiles.
Des fragments scintillants reprirent leur place, redevenant étoiles parmi les étoiles.
Le Guerrier, Paladine, et le Dragon de Platine réintégrèrent l’espace face à la Reine des Ténèbres, Takhisis, le Dragon aux Mille Couleurs. Ils reprirent leur course éternelle autour de Gilean, dieu de la Neutralité, Balance de l’Harmonie.
Il n’y avait personne pour saluer son arrivée. Alors il entra seul dans la ville, car il avait renvoyé son dragon vert.
S’appuyant sur son bâton à pommeau de cristal, il avançait à pas rapides dans les rues désertes. Il connaissait parfaitement le chemin. Depuis des siècles, il le parcourait en esprit.
Il arriva en vue d’une Tour qui se découpait comme une fenêtre dans le ciel nocturne. L’homme à la robe noire s’arrêta. Il regarda avec attention l’édifice de marbre et ses tourelles en ruines.
Ses yeux dorés se posèrent sur les grilles de la Tour, où une autre robe noire flottait au gré du vent.
Aucun mortel n’avait pu regarder l’horrible spectacle sans devenir fou de terreur. Aucun n’était sorti indemne du bosquet de chênes, qui avait tant effrayé Tass.
Raistlin restait impassible. D’une main ferme, il saisit les lambeaux de robe noire et les arracha de la grille.
Un hurlement effroyable monta des profondeurs des Abysses. Il était si perçant que les habitants de Palanthas, réveillés en sursaut, se dressèrent sur leurs lits, croyant la fin du monde arrivée. Les gardes de la ville, paralysés, fermèrent les yeux, attendant la mort.
Tandis que le cri s’élevait de nouveau, une main livide se posa sur les grilles. Un visage hideux, au rictus rageur, apparut dans les nuées.
Raistlin ne fit pas un geste.