Impuissant, il vit le vieillard parvenir au centre de la surface luisante, Flint niché dans ses bras comme un enfant qu’il ne faut pas réveiller.
— Fizban ! appela Tanis.
Le vieil homme poursuivit sa course parmi les étoiles. Tanis sentit le kender se glisser près de lui. Il lui prit la main et la serra très fort, comme il avait serré celle de Flint un moment auparavant.
Fizban arriva au milieu du cercle… et disparut.
Le kender se jeta en avant, mais Tanis le retint.
— Non, Tass, tu ne peux pas le suivre dans cette aventure. Ce n’est pas le moment. Reste avec moi. J’ai besoin de toi.
Tass comprit.
— Tanis, regarde ! s’exclama-t-il d’une voix chevrotante. La constellation est revenue !
Sur la surface noire, Tanis vit briller la constellation du Guerrier. Ses étoiles se mirent à scintiller de plus en plus, ponctuant la nuit de leur lueur bleutée.
Le demi-elfe leva les yeux vers le ciel. Il était sombre et vide.
4
Histoire de l’Homme Éternel
— Tanis !
C’était Caramon. Arraché à sa rêverie, Tanis revint à la réalité.
— Dieux du ciel ! Berem… !
Il traversa le plateau jonché de pierraille pour rejoindre Caramon et Tika. Ils contemplaient d’un air épouvanté le corps ensanglanté de l’Homme à la Gemme Verte.
Berem remua faiblement et poussa un gémissement. Il souffrait du souvenir de la douleur. La main sur le cœur, il se releva lentement. Hormis les taches de sang qui disparaissaient peu à peu, il ne restait plus trace de sa blessure.
— Rappelle-toi qu’on le surnomme l’Éternel, dit Tanis à Caramon, pâle comme un mort. Sturm et moi, nous l’avons vu se faire écraser par des tonnes de pierres, à Pax Tharkas. Il est mort des centaines de fois, et il est toujours vivant. Il prétend ne pas savoir pourquoi.
Il dévisagea Berem, qui lui opposa un visage méfiant.
— Mais tu le sais très bien, n’est-ce pas, Berem ? dit Tanis. Tu le sais, et tu vas nous le dire. Il y a trop de vies en jeu pour que tu te taises.
Berem baissa les yeux.
— Je regrette, pour ton ami, marmonna-t-il. Je… j’ai voulu l’aider, mais il n’y avait plus rien à faire…
— Je sais. Moi aussi, je regrette. De loin, je n’avais pas vu que… Je n’ai pas compris…
Tanis réalisa qu’il ne disait pas la vérité. Il ne voyait que ce qu’il voulait bien voir. Combien de fois, dans sa vie, avait-il perçu les choses telles qu’elles étaient ? C’était lui qui déformait tout. Il n’avait pas compris l’attitude de Berem, parce qu’il ne voulait pas comprendre ! Berem figurait la part d’ombre qu’il haïssait en lui-même. Il l’avait frappé et tué, mais c’était en réalité contre lui-même qu’il avait dirigé son épée.
Ce geste avait crevé l’abcès qui gangrenait son âme. Cette blessure-là guérirait. Le chagrin que lui causait la mort de Flint agissait comme un baume, et le ramenait à de meilleures dispositions. Tanis sentit s’alléger le poids de sa culpabilité. Quoi qu’il ait fait, il avait agi pour le bien. Il était temps qu’il accepte ses erreurs, et qu’il vive…
Peut-être Berem lut-il dans ses pensées ; Tanis vit dans son regard chagrin et compassion.
— Tanis, je suis fatigué, dit brusquement l’Éternel, tellement fatigué. J’envie le sort de Flint. Il repose en paix. Y parviendrai-je jamais ? J’ai si peur ! Je sens que la fin approche. Cela m’effraie !
— Nous avons tous peur ! soupira Tanis, frottant ses yeux rougis par les larmes. Tu as raison, la fin est proche, et elle ne s’annonce pas radieuse. C’est toi qui détiens la solution, Berem.
— Je vais te dire… ce que je peux. Mais il faut que tu m’aides ! murmura-t-il en prenant la main de Tanis. Promets-moi de m’aider !
— Je ne peux rien promettre, tant que tu ne me confie pas toute la vérité, répondit le demi-elfe.
Berem s’appuya le dos contre un rocher. Les autres se groupèrent autour de lui, emmitouflés dans leurs capes. Le vent s’était remis à souffler.
Berem paraissait faire un effort surhumain pour articuler. On eût dit que les mots se rétractaient dans sa bouche, refusant de sortir. Peu à peu cela cessa.
— Quand… quand je t’ai dit, Caramon, que je savais ce que tu ressentais après la perte de ton frère, c’était vrai. J’avais une sœur. Nous n’étions pas jumeaux, mais tout aussi proches l’un de l’autre. Elle n’avait qu’un an de moins que moi. Nous vivions dans une petite ferme isolée, aux environs de Neraka, et c’est ma mère qui nous a appris à lire et à écrire. Mais nous nous occupions surtout de la ferme. Ma sœur était ma seule compagnie, mon unique amie. Pour elle, c’était la même chose.