— Avant la nuit, je serai dehors, gronda-t-il de sa voix de baryton. Tous deux, nous en avons vu d’autres ! Il ne me laissera pas tomber.
Alarmé par le discours de Caramon, Tass attendait impatiemment le moment propice pour lui expliquer les choses. Un cri de Tika lui fit tourner la tête. Un garde était en train de déchirer sa tunique. Ses mains griffues avaient écorché le cou de la jeune fille. Caramon cria quelque chose, mais trop tard ! Tika avait giflé le mufle à toute volée.
Furieux, le draconien la jeta par terre et brandit son fouet. Tass entendit Caramon inspirer bruyamment ; il se recroquevilla, s’attendant au pire.
— Eh ! Ne l’abîme pas ! cria Caramon. Ça pourrait te coûter cher ! Dame Kitiara en donne six pièces d’argent, et elle ne vaudra plus rien si tu la marques !
Le draconien hésita. Caramon n’était qu’un prisonnier. Mais il avait vu quelle réception la Dame Noire avait réservée à leur ami. Fallait-il prendre le risque d’offenser un homme qui bénéficierait peut-être lui aussi de sa faveur ? Cela n’en valait pas la peine. Il poussa Tika pour la faire avancer.
Tass soupira de soulagement et se tourna vers Berem. L’Éternel était d’un calme inhabituel. Il semblait dans un autre monde. Les yeux hagards, il gardait la bouche entrouverte, comme un demeuré. Au moins, ce comportement ne posait-il pas de problèmes. Tass s’intéressa alors au décor.
Il fut déçu. Neraka n’était qu’un petit village pauvre, submergé par les milliers de tentes qui l’envahissaient comme des parasites.
Aussi loin que puisse porter la vue, le temple dominait les baraquements comme un grand oiseau de proie. Son architecture disharmonieuse et tarabiscotée était pour l’œil une épine. On ne voyait que lui et sa laideur hantait durablement les esprits.
Tass examina l’édifice. Pris d’un malaise, il détourna rapidement les yeux. Le reste de la ville n’était pas plus réjouissant. Envahie par les tentes, elle regorgeait de draconiens, de gobelins et de mercenaires humains courant les tavernes et les bordels pleins d’esclaves venues de tous les coins de Krynn. Les nains des ravins pullulaient autour des détritus comme des rats. Une odeur pestilentielle se dégageait de cette fourmilière où, bien qu’il fût midi, il faisait sombre comme au crépuscule. La citadelle volante et les dragons qui patrouillaient sans cesse obscurcissaient le ciel.
Horrifié, Tass songea que Laurana était prisonnière de cet enfer. Le sordide des lieux avait réussi à entamer le moral pourtant foncièrement bon du kender.
Bousculés par les gardes, les compagnons durent se frayer un passage à travers les bandes de soldats éméchés et braillards.
Au bout de la rue, un bataillon de la Reine Noire progressait. Ceux qui ne se retiraient pas devant les soldats de Sa Majesté étaient brutalement écartés ou tout simplement piétinés. Les gardes se hâtèrent de pousser leurs prisonniers contre les façades, leur ordonnant de ne pas bouger.
Tass se retrouva coincé entre Caramon et un soldat. Le draconien se borna à le tenir par son gilet, car personne, même un kender, n’aurait songé à prendre la fuite dans de pareilles conditions. Tass se tortilla de son mieux pour attirer l’attention de Caramon et lui faire dresser l’oreille.
— Caramon ! chuchota-t-il. J’ai un message de Tanis. Tu m’entends ?
Le géant continua de regarder droit devant lui. Mais Tass surprit le battement de ses paupières.
— Tanis nous demande de lui faire confiance. Quoi qu’il arrive. Et de continuer à jouer la comédie… Je crois que c’est… ce qu’il a dit.
Caramon fronça les sourcils.
— Il a parlé en elfe, ajouta précipitamment Tass, vexé. C’était vraiment dur à comprendre.
Caramon resta de marbre. Tass se colla contre le mur et se haussa sur la pointe des pieds.
— Ce seigneur, dit-il d’une voix hésitante, c’était bien Kitiara ?
Caramon ne répondit pas. Tass vit ses mâchoires se contracter et poussa un soupir. Oubliant où il était, il éleva la voix :
— Tu lui fais confiance, n’est-ce pas, Caramon ?
Parce que…
Sans crier gare, le garde frappa le kender, l’aplatissant contre le mur. Étourdi par le choc, Tass s’effondra. Une ombre noire se pencha sur lui. Comme il ne voyait rien, il se prépara à recevoir un nouveau coup. Mais des bras puissants le soulevèrent de terre.
— Je t’ai dit de ne pas les abîmer, grommela Caramon.
— Bah ! Un kender ! cracha le draconien.
Le bataillon royal était passé. Pour une raison qui lui échappa, Tass ne parvint pas à rester sur ses jambes.
— Désolé…, marmonna-t-il, les genoux ont parfois des réactions bizarres… On ne peut pas toujours compter sur eux.
Il se sentit soudain propulsé dans les airs, puis il retomba comme un sac de farine sur les épaules de Caramon.
— Celui-là sait beaucoup de choses, déclara Caramon de sa voix caverneuse. J’espère que tu ne lui pas amoché le cerveau ! La Dame Noire ne serait pas contente.
— Le cerveau ? Quel cerveau ? ricana le draconien.