Comme prévu, la douleur se réveilla aussi, prenant sa tête dans un étau.
— Je sais, Tass… Je suis désolée…, dit Tika en lui caressant la tête.
— Je suis sûr que cela part d’un bon sentiment, Tika, gémit le kender, mais je t’en prie, ne touche pas à ma tête. J’ai l’impression qu’elle est prise entre une enclume et les marteaux de centaines de nains qui me tapent dessus.
Tika retira précipitamment sa main. Tass parcourut les lieux de son œil valide. L’autre avait tellement gonflé qu’il était fermé.
— Où sommes-nous ?
— Dans les geôles du temple, répondit Tika.
Ce qu’il voyait lui donna des frissons. Il se rappela le temps béni où il ne connaissait pas la peur. À l’époque, il aurait éprouvé de l’enthousiasme à l’idée de découvrir l’inconnu, toujours passionnant.
Mais ici, il n’y avait que souffrance et mort, et il avait vu trop de gens souffrir ou mourir. Flint, Sturm, Laurana… Non, il n’était plus le même. Il ne serait plus jamais semblable aux autres kenders. À l’épreuve du chagrin, il avait appris la peur. La peur pour les autres. Il décida qu’il préférait mourir plutôt que de perdre quelqu’un qu’il aimait.
« Tu as choisi la voie difficile, mais tu as le courage qu’il faut pour la suivre », avait dit Fizban.
L’avait-il vraiment ? La tête dans les mains, Tass poussa un profond soupir.
— Non, Tass ! dit Tika en le secouant. Tu ne vas pas nous faire ça ! Nous avons besoin de toi !
Il releva la tête.
— Je vais très bien, dit-il d’un ton sinistre. Où sont Caramon et Berem ?
— Là-bas, répondit Tika en montrant le fond du cachot. Ils nous gardent ensemble jusqu’à ce que quelqu’un décide ce qu’on fera de nous. Caramon a été magnifique, ajouta-t-elle avec un sourire.
Elle jeta un coup d’œil ému au grand guerrier, étendu sur le sol aussi loin que possible de ses « prisonniers ». Se rapprochant de Tass, elle lui souffla à l’oreille :
— Je me fais du souci pour Berem. Je crois qu’il est devenu fou.
L’Éternel était assis sur le sol glacé, le regard vide, la tête penchée comme s’il écoutait quelqu’un. Sa fausse barbe en poils de chèvre était embroussaillée. Il faudrait peu d’effort pour qu’elle se détache, réalisa Tass avec inquiétude.
Les oubliettes du donjon étaient un dédale de couloirs creusés dans la roche et reliés à un poste de garde central desservi par un escalier en colimaçon menant au temple. Le poste de garde, tapissé de trousseaux de clés, était occupé par un gros hobgobelin qui mâchait une miche de pain en buvant sa cruche d’eau.
À travers la grille du cachot, Tass regarda au fond du couloir. Tendant un index humecté de salive, il testa la circulation de l’air et détermina le nord. À l’autre bout du couloir, face à leur cachot, il distingua une grosse porte de fer, légèrement entrebâillée. Il dressa l’oreille. Des voix et des gémissements étouffés lui parvinrent.
— Tu as raison, Tika, chuchota-t-il. Nous sommes enfermés provisoirement dans ce cachot, en attendant mieux. Je vais parler à Berem.
— Non, Tass, je crois qu’il vaut mieux.
Mais il n’écoutait plus. Après un coup d’œil au geôlier, il se traîna vers Berem avec l’idée de lui recoller la barbe. Il allait tendre une main quand l’Éternel poussa un grognement et lui sauta dessus.
Surpris, Tass tomba à la renverse en poussant un cri. Berem passa par-dessus le kender en braillant et se jeta contre la grille de la cellule.
D’un bond, Caramon fut debout. Le geôlier aussi.
Caramon toisa d’un regard courroucé le kender étendu par terre.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Mais rien, Caramon, je te le jure ! Il est cinglé !
Berem semblait bel et bien avoir perdu la raison. Au mépris de la douleur, il se jeta de toutes ses forces contre les barreaux pour les briser. Comme il n’y parvenait pas, il essaya de les tordre.
— J’arrive, Jasla ! cria-t-il. Attends-moi ! Pardonne…
Le geôlier cria quelque chose.
— Il a appelé les gardes ! grommela Caramon. Il va falloir calmer Berem. Tika…
La jeune fille prit l’Éternel par l’épaule. D’abord sourd à ses paroles apaisantes et à ses cajoleries, il finit par l’entendre, cessant de s’en prendre aux barreaux de la grille. Sa barbe était tombée sur le sol et du sang coulait sur son front.
Un cliquetis, à l’étage supérieur, annonça l’arrivée des gardes que le geôlier avait appelés à la rescousse. Tass glissa la fausse barbe dans sa poche, espérant qu’ils ne se souviendraient pas de l’apparence initiale de Berem.
Tika continua à l’apaiser en lui racontant tout ce qui lui passait par la tête. Il semblait ne rien entendre, mais il était beaucoup plus tranquille.
Deux draconiens arrivèrent devant la cellule.
— Qu’est-ce que ça signifie ? fit Caramon d’un ton furieux. Vous m’avez enfermé avec un animal enragé ! Il a essayé de me tuer ! Je demande à être changé de cellule !