Mais rien de tout cela ne pourrait être tant que Raistlin serait collé à Caramon comme son ombre. Ce que le guerrier avait dit à Tika au cours du voyage pour Flotsam lui revenait sans cesse à l’esprit : « Mon sort est lié à celui de mon frère. À la Tour des Sorciers, ils m’ont dit que sa force contribuerait à sauver le monde. Je suis sa force, sa force physique. Il a besoin de moi. Mon devoir est de l’aider, jusqu’à ce que quelque chose change. Je ne peux prendre d’autres engagements. Tika, tu mérites qu’on se consacre à toi complètement. Je te laisse donc libre de trouver quelqu’un qui le fasse. »
Le demi-elfe émergea de l’écoutille, traînant Caramon avec lui.
Devant la pâleur du guerrier, Tika eut le souffle coupé. Elle ouvrit la bouche, mais il n’en sortit qu’un son rauque. Rivebise et Lunedor, qui regardaient le tourbillon, se retournèrent. Voyant Tanis ployer sous le poids de Caramon, Rivebise accourut pour l’aider. L’œil vitreux, le guerrier titubait comme un ivrogne.
— Moi, ça va, répondit Tanis à l’interrogation muette de Rivebise. Lunedor, Caramon a besoin de toi.
— Que s’est-il passé ? demanda Tika d’une voix blanche. Où est Raistlin ? Est-il…
Elle ne poursuivit pas.
— Raistlin est parti, annonça Tanis.
— Comment, parti ? Parti où ? fit Tika, jetant des coups d’œil hagards autour d’elle comme si elle allait découvrir Raistlin flottant dans les airs.
— Il nous a menti, répondit le demi-elfe.
Il étendit Caramon sur des cordages. Le guerrier ne parlait toujours pas. Il ne semblait reconnaître personne et gardait les yeux fixés sur la mer. Tanis se releva et répondit à Tika :
— Rappelle-toi son insistance à vouloir rejoindre Palanthas, pour apprendre comment se servir de l’orbe. De fait, il sait déjà comment il fonctionne. Maintenant, il est parti, peut-être pour Palanthas. Cela n’a plus d’importance.
Lunedor imposa les mains au guerrier en murmurant son nom avec une infinie douceur. Caramon tressaillit, puis se mit à trembler de tous ses membres. Tika s’agenouilla et prit sa main gauche entre les siennes. Le visage figé sur un cri muet, Caramon fixait le vide. Des pleurs roulèrent le long de ses joues. Lunedor en eut les larmes aux yeux. Comme une mère appelle un enfant qui s’est perdu, elle continua de prononcer son nom.
Rivebise, les traits durcis par la colère, rejoignit Tanis.
— Que s’est-il passé entre vous ? demanda le barbare.
— Raistlin a dit que… Je n’ai pas le droit d’en parler. En tout cas, pas maintenant, soupira-t-il.
Appuyé contre le bastingage, il laissa errer son regard sur les flots rouges, jurant à voix basse en se frappant la tête d’impuissance.
Touché par le désespoir de son ami, Rivebise passa un bras autour de ses épaules.
— On en est arrivés au point critique, dit le barbare. Comme dans le cauchemar, le mage est parti, laissant son frère à l’agonie.
— Et comme dans le cauchemar, je vous ai trahis, murmura Tanis d’une voix brisée. Qu’ai-je fait ! Tout est ma faute. J’ai attiré le malheur sur nous !
— Mon ami, dit Rivebise, ému par la souffrance de Tanis. Il ne nous revient pas de contester la volonté des dieux…
— Au diable les dieux ! rugit le demi-elfe. C’est moi la cause de tout ! J’avais le choix, et j’ai choisi ! Combien de fois ne me suis-je pas dit, pendant ces nuits où je la tenais contre moi, qu’il serait si facile de rester ainsi avec elle pour toujours ! Je ne peux pas juger Raistlin. Nous nous ressemblons beaucoup, lui et moi, car nous nous sommes tous deux laissés détruire par une passion dévastatrice !
— Tu ne t’es pas laissé détruire, Tanis, répondit Rivebise en forçant le demi-elfe à le regarder en face. Tu ne t’es pas laissé dévorer par ta passion, comme l’a fait le mage. Sinon, tu serais resté avec Kitiara. Tu l’as quittée, Tanis…
— Je l’ai quittée, oui. Je me suis échappé comme un voleur pour ne pas l’affronter ! J’aurais dû lui dire la vérité ! Elle m’aurait tué, mais vous ne seriez pas en danger. Vous auriez pu vous enfuir. Ma mort aurait été plus douce. Hélas, je n’en ai pas eu le courage. Je nous ai conduits dans une impasse. Non seulement j’ai failli, mais je vous ai entraînés dans ma chute.