— Évidemment ! À quoi t’attendais-tu ? fit l’Esthète sur le ton de la gronderie. Le maître a assisté à la naissance du premier homme sur Krynn et il sera là pour consigner dans la chronique la mort du dernier. C’est ce qu’a annoncé Gilean, le dieu du Livre.
— Vraiment ? murmura Raistlin.
Astinus haussa les épaules.
— Mon histoire n’a aucun intérêt, comparée à celle du monde. Maintenant, je t’écoute, Raistlin de Solace. Qu’attends-tu de moi ? Pendant que je perds du temps à bavarder, des volumes entiers ne seront pas rédigés…
— Je te demande… Je réclame… une faveur ! Je n’ai que… quelques heures à vivre… Laisse-moi passer le peu de temps qu’il me reste à étudier les livres de la bibliothèque !
Bertrem écarquilla les yeux : l’audace du mage confinait à la témérité ! Il jeta un coup d’œil craintif à son maître, redoutant l’effet que produirait son refus sur le jeune homme agonisant.
Un silence interminable s’ensuivit, ponctué des halètements laborieux de Raistlin. Le visage d’Astinus restait impénétrable.
— Fais comme tu l’entends, répondit-il finalement.
Il passa devant Bertrem qui le regardait d’un air effaré et se dirigea vers la porte.
— Attends, maître ! appela faiblement Raistlin en tendant la main vers Astinus, qui s’arrêta. Tu as voulu savoir ce que je voyais en toi. À mon tour, je te demande ce que tu vois en moi. J’ai croisé ton regard quand tu t’es penché sur moi tout à l’heure. Tu m’as reconnu. Donc tu me
Le visage d’Astinus était aussi lisse qu’une statue de marbre.
— Tu as vu « un homme qui ne va pas mourir », répondit-il en détournant la tête. Moi, je vois un homme qui mourra bientôt.
Il est entendu que celui qui prend connaissance de ces Livres a subi avec succès les Épreuves dans une des Tours des Sorciers, et qu’il a démontré ses capacités à contrôler un orbe draconien ou tout autre objet magique reconnu (consulter l’appendice C) et qu’il est par conséquent habilité à lancer des sorts…
— Bon, bon, marmonna Raistlin en feuilletant les pages, impatient de parvenir à la conclusion.
Ces exigences étant remplies à la satisfaction de tes maîtres, nous te remettons ce Livre d’incantations. Grâce à la Clé, il te permettra d’accéder à nos secrets.
Avec un grognement rageur, Raistlin repoussa le volume relié de cuir bleu nuit et en prit un second sur la pile dressée sur la table. Une violente quinte de toux interrompit sa lecture.
Les souffrances infligées à son corps malingre étaient intolérables. Plusieurs fois, il songea à mourir pour échapper à cette torture permanente. Épuisé, il laissa tomber sa tête entre ses bras croisés sur la table. Un bref répit, un délicieux répit. Il pensa à son frère. Caramon, dans l’Au-delà, devait attendre son jumeau. Raistlin voyait comme s’il était devant lui ses yeux de chien fidèle débordant de sollicitude…
Le mage respira profondément et releva la tête.
Il reprit le livre gainé de bleu aux étincelantes inscriptions en argent. Le livre d’incantations que possédait Raistlin avait la même reliure. C’était un ouvrage de Fistandantibus, que le mage connaissait maintenant par cœur.
D’une main tremblante d’émotion, il l’ouvrit à la première page et parcourut des yeux l’habituel préambule. Seuls les magiciens chevronnés et reconnus par l’Ordre pouvaient avoir accès aux incantations complexes décrites dans ces livres.
Raistlin satisfaisait à toutes les conditions. Il était sans doute le seul magicien des Robes Rouges et des Robes Blanches de Krynn à pouvoir y prétendre, mis à part l’illustre Par-Salian.
Grâce à la Clé, tu pourras accéder aux mystères…
Raistlin poussa un cri. De dépit, il se jeta rageusement sur la table, éparpillant les livres qui tombèrent par terre. Sous l’effet de la colère, les paroles magiques que la faiblesse l’avait empêché de formuler lui vinrent aux lèvres.
Entendant le mage, les Esthètes qui allaient et venaient devant la bibliothèque, échangèrent des regards alarmés. Un craquement suivi d’une explosion se fit entendre à l’intérieur de la bibliothèque. Affolés, les Esthètes voulurent ouvrir la porte, mais ils la trouvèrent verrouillée.