Les mains croisées dans le dos, Amothus, seigneur de Palanthas, arpentait la pièce en compagnie de Laurana, qui trébuchait sans cesse sur la longue tunique offerte par les Palanthiens. Ils avaient tenu à ce qu’elle la porte. C’était gentil de lui avoir donné une robe. Elle savait bien qu’ils avaient été horrifiés de voir une princesse du Qualinesti vêtue d’une armure, de surcroît cabossée et tachée de sang. Laurana n’avait pas le choix : il fallait qu’elle accepte de porter la robe. Si elle voulait qu’ils l’aident, elle ne pouvait se permettre d’offenser les Palanthiens. Dépouillée de son armure et de son épée, elle se sentait néanmoins fragile et sans défense.
C’était aussi à cause des généraux de l’armée palanthienne, les commandants temporaires des Chevaliers de Solamnie, et des notables, les conseillers au sénat, qu’elle se sentait en position de faiblesse. À chaque regard qu’ils posaient sur elle, elle réalisait qu’elle n’était pour eux qu’une femme imitant les soldats. Oui, elle s’était bien débrouillée. Elle avait joué à la guerre et elle avait gagné. À présent, retour aux fourneaux…
— C’est quoi exactement, la Tour des Sorciers ? demanda Laurana.
Après une semaine de négociations avec le seigneur, qui avait tendance à vagabonder en pensée, elle avait appris à le ramener au sujet de ses préoccupations.
— Ah oui ! Eh bien, on peut la voir de cette fenêtre, si tu y tiens, répondit le seigneur à contrecœur.
— J’aimerais bien que tu me la montres, déclara Laurana.
Avec un haussement d’épaules, Amothus conduisit Laurana vers une fenêtre aux rideaux fermés. Les autres offraient sur le paysage une vue à couper le souffle.
— C’est à cause de la Tour que ces rideaux sont tirés, dit le seigneur. C’est dommage. Avant que la Tour soit devenue un objet maudit, cette vue était la plus belle qu’on puisse avoir sur la ville…
Il tira les rideaux d’une main tremblante. Surprise qu’il manifestât une telle émotion, Laurana regarda le paysage qui s’étendait sous ses yeux. Elle en eut le souffle coupé. Le soleil disparaissait derrière les montagnes couronnées de neige, embrasant le ciel de pourpre et d’incarnat. Le couchant illuminait la blancheur du marbre des coupoles. Laurana n’avait jamais imaginé qu’il puisse exister quelque chose d’aussi beau ailleurs que dans son cher Qualinesti.
Son attention fut attirée par un point sombre qui scintillait comme une perle noire. C’était une haute tour de pierre qui se détachait sur un fond de maisons blanches. Ses tourelles tombaient en ruine et ses fenêtres n’étaient plus que des trous sombres, aveugles au spectacle du monde. Elle était entourée d’une clôture noire. Laurana crut voir bouger sur les grilles quelque chose qui lui fit penser à un grand oiseau pris au piège. Au moment où elle allait attirer sur l’objet l’attention d’Amothus, il tira le rideau en frissonnant.
— Je suis désolé, je ne supporte pas ce spectacle. C’est trop éprouvant. Dire que nous vivons cela depuis des siècles…
— Je ne trouve pas ça si terrible, avoua Laurana. La Tour… me semble en quelque sorte avoir sa place. La ville est très belle, mais d’une telle perfection que je m’en rends même plus compte. Cette Tour rompt l’harmonie et en fait ressortir la beauté, comprends-tu ce que je veux dire… ?
À en croire l’expression ahurie du seigneur, il n’avait pas vraiment saisi. Laurana poussa un petit soupir ; la vue qu’offrait cette fenêtre exerçait sur elle une étrange fascination.
— Quel malheur a donc frappé la Tour ? demanda-t-elle.
— C’est arrivé pendant le… Oh ! voilà quelqu’un qui saura te le raconter beaucoup mieux que moi, répondit Amothus, soulagé. Pour être honnête, je n’aime pas parler de cette histoire.
— Astinus, de la Bibliothèque de Palanthas ! annonça le serviteur.
Laurana fut surprise de voir que tout le monde s’était levé, y compris les généraux et les nobles.
Astinus marchait avec un aplomb et une assurance tels qu’il avait dû passer sa vie auprès des rois et des dieux. Il pouvait avoir la cinquantaine, mais quelque chose en lui restait sans âge. Son visage sans aspérité semblait taillé dans le marbre. Son expression froide déplut d’abord à Laurana. Puis elle remarqua ses yeux pétillants de vie, comme s’ils abritaient des milliers d’âmes.
— Tu es en retard, Astinus, plaisanta respectueusement le seigneur Amothus.
Tout le monde resta debout jusqu’à ce que l’historien s’asseye. Avec un sentiment mitigé, Laurana se laissa tomber dans son siège devant la grande table ronde qui occupait le milieu de la salle.
— J’ai eu beaucoup à faire, répondit Astinus d’une voix qui semblait sortir d’un puits.