Tanis frissonna. L’homme lui inspirait une sorte de crainte. Il semblait si détaché du monde que les choses ne l’atteignaient pas. Était-il simple d’esprit, comme l’avait supposé Maquesta ? Difficile à dire. Tanis se souvint des quelques secondes où il avait vu Berem au milieu de l’horrible tumulte de Pax Tharkas. Il se rappela l’expression de son visage lorsqu’il accompagnait le traître Ebène dans sa tentative de fuite. Il n’avait montré ni effroi, ni anxiété, simplement de la résignation. Il savait ce qui l’attendait et allait au devant de son destin. Effectivement, à l’instant où Ebène et Berem avaient atteint les portes de la citadelle, des tonnes de pierres s’étaient déversées sur eux et les avaient ensevelis.
Quelques semaines plus tard, lors du mariage de Lunedor et Rivebise, Tanis et Sturm avaient aperçu Berem. Il avait disparu dans la nature avant qu’ils aient pu le rejoindre. Tanis ne l’avait revu que quatre jours auparavant, occupé à ravauder une voile sur le
Le visage serein, Berem tenait calmement la barre pour garder le cap. Tanis se pencha par-dessus le bastingage et vomit.
Maquesta n’avait pas parlé de Berem à son équipage. Pour expliquer leur départ précipité, elle déclara qu’un seigneur draconien s’intéressant de trop près à son bateau, il devenait urgent de prendre le large. Personne ne posa de questions. Les hommes n’aimaient pas les seigneurs draconiens, et ils avaient dépensé tout leur argent à Flotsam.
Tanis ne révéla pas davantage à ses amis la raison de cette précipitation. Les compagnons connaissaient tous l’histoire de Sturm et de Tanis à propos de l’Homme à la Gemme Verte ; trop polis pour l’avouer, ils n’y croyaient pas : Sturm et Tanis devaient être éméchés ce soir-là.
Pourtant ils ne demandèrent pas pourquoi ils devaient risquer leur vie sur une mer démontée : leur confiance en Tanis était totale.
Accablé par le mal de mer et bourrelé de remords, Tanis se cramponnait au bastingage en regardant les flots. Les talents de guérisseuse de Lunedor lui avaient fait du bien, mais apparemment les prêtres restaient impuissants à soigner un estomac en révolution. Quant à ses états d’âme, ils étaient désespérés.
Assis sur le pont, il guettait l’horizon, redoutant d’y voir apparaître une voile blanche. Les autres, moins fatigués, semblaient mieux supporter les mouvements imprévisibles du navire qui soulevait des paquets de mer les trempant jusqu’aux os.
Au grand étonnement de Tanis, Raistlin ne semblait pas trouver sa situation trop inconfortable. Il s’était retranché derrière une bâche. Le mal de mer l’avait épargné, et il toussait à peine. Ses yeux dorés brillant sous le soleil, qui apparaissait entre les nuages chassés par le vent, il s’abandonnait à ses pensées.
Quand Tanis lui fit part de ses craintes d’être poursuivi, Maquesta haussa les épaules. Le
Au cours de la journée, la mer se calma, aplanie par une brise tranquille. Les nuages menaçants s’étaient étirés en traînées évanescentes. La nuit était claire et le ciel plein d’étoiles. Maquesta put hisser les voiles ; le bateau vola littéralement sur les flots.
Au matin, les compagnons se réveillèrent sur l’un des plus effrayants spectacles qu’il fût donné de voir en Krynn.
Ils se trouvaient à l’autre bout de la Mer de Sang d’Istar. Le soleil n’était encore qu’un gros disque d’or à l’horizon quand le
— La mer porte bien son nom, dit Tanis à Rivebise qui scrutait la surface.
Ils ne pouvaient pas voir loin devant eux. L’horizon était bouché par un rideau de gros nuages qui plombait la mer d’un gris sinistre.
— Je n’arrive pas à y croire, fit gravement Rivebise en secouant la tête. J’ai entendu Guillaume en parler, et j’ai cru avoir affaire à un de ces contes où dans des mers pleines de femmes à queue de poisson les dragons font chavirer les navires. Mais là…
— Crois-tu que ce soit vraiment le sang de tous ceux qui sont morts à Istar quand la montagne ardente a enseveli le temple du Prêtre-Roi ? demanda timidement Lunedor.
— Balivernes ! rétorqua Maquesta avec dédain.
Elle allait et venait sur le pont, surveillant les manœuvres de l’équipage et les mouvements de son cher bateau.