— Es-tu blessé ? demanda Laurana en s’écartant de lui. Si c’est le cas, je t’aiderai. Sinon, inutile de prolonger ces adieux.
— Laurana, je ne te demande pas de comprendre, car je ne
— Chut ! fit-elle en posant une main sur la bouche de Tanis. J’ai entendu du bruit.
Collés l’un contre l’autre, ils attendirent dans l’obscurité, osant à peine respirer. Rien, tout était calme.
Puis une torche les éblouit et une voix s’éleva.
— Dire quoi à Laurana, Tanis ? demanda Kitiara. Continue.
Une épée tachée de sang rouge et de sang vert brillait dans sa main. De sa lèvre coulait un filet carmin qui jurait avec la blancheur de son visage saupoudré de poussière. Elle avait l’air fatiguée, mais son sourire était plus enjôleur que jamais. Rengainant son épée, elle essuya sa main sur sa cape et passa négligemment les doigts dans ses cheveux bouclés.
Épuisé, Tanis ferma les yeux. Il avait subitement vieilli ; sa moitié humaine avait pris le pas sur sa moitié elfe. Les souffrances et la fatigue laisseraient des traces malgré l’éternelle jeunesse des elfes. Il sentit Laurana se raidir. Elle porta la main à son épée.
— Laisse-la s’en aller, Kitiara, déclara Tanis. Tiens ta promesse et je tiendrai la mienne. Permets-moi de la conduire hors de la ville. Ensuite, je reviendrai…
— Je te crois, répondit Kitiara, mi-amusée, mi-admirative. Ne t’est-il jamais venu à l’esprit que je pouvais te serrer dans mes bras et te transpercer de mon épée en même temps ? Je crois que non. Je pourrais te tuer tout de suite, pour infliger à cette elfe la pire des punitions, dit-elle, approchant sa torche de Laurana. Regarde un peu ce visage ! Vois comme l’amour rend débile !
Kitiara haussa les épaules.
— Je n’ai pas de temps à perdre. Les circonstances ont changé. De grandes choses se préparent. Après la chute de la Reine, il faudra bien que quelqu’un prenne sa place. Qu’en penses-tu, Tanis ? J’ai déjà assuré mon autorité sur certains seigneurs draconiens. Je serai à la tête d’un vaste empire. Nous pourrions régner ensemble…
Elle s’arrêta et tourna les yeux vers le corridor par lequel elle était entrée. Bien que Tanis ne pût voir ni entendre ce qui avait attiré son attention, il sentit un souffle glacé tomber sur la salle. Laurana s’agrippa à lui, terrifiée. Tanis comprit qui arrivait avant de voir l’armure du chevalier et les deux lueurs orangées.
— Le seigneur Sobert, murmura Kitiara. Tanis, ne tarde pas trop à te décider.
— Il y a longtemps que ma décision est prise, Kitiara, dit Tanis d’une voix égale.
Avant de poursuivre, il se plaça devant Laurana, comme pour faire rempart entre elle et Kitiara.
— Le seigneur Sobert devra me passer sur le corps pour mettre la main sur Laurana. Je sais que ma mort n’empêchera pas qu’un de vous la tue. Jusqu’à mon dernier souffle, je prierai Paladine de protéger son âme. Les dieux me doivent cela. Je parierais que cette dernière prière sera exaucée…
Il sentit la tête de Laurana s’appuyer contre son dos.
Il entendit ses sanglots étouffés. Il comprit qu’elle pleurait de compassion, qu’elle était avec lui. Son cœur s’allégea.
Kitiara marqua un temps d’arrêt. Elle se retourna et vit les lueurs orangées se détacher de l’obscurité du corridor. Calme et déterminée, elle posa une main sur le bras de Tanis.
— File ! ordonna-t-elle. Allez, dépêche-toi ! Tu vas prendre ce corridor. Au bout, tu trouveras une porte. Elle mène aux oubliettes. De là, tu pourras fuir.
Tanis la regarda sans y croire.
— Allez, vite ! dit Kitiara, avec une tape pour le faire bouger.
Tanis jeta un coup d’œil au seigneur Sobert.
— C’est un piège ! chuchota Laurana.
— Non, pas cette fois, dit Tanis. Adieu et bonne chance, Kitiara.
Elle lui planta ses ongles dans la chair.
— Adieu et bonne chance, Demi-Elfe. N’oublie pas que j’agis par amour pour toi. Maintenant, va-t’en !
Elle jeta sa torche et se réfugia dans les ténèbres.
Aveugle, Tanis tendit la main pour la rattraper. Il la retira vite et la glissa dans celle de Laurana. Ils se mirent en route, gravissant les amas de décombres, rasant les murs. L’ombre du chevalier fantôme leur glaçait le sang. Du bout du corridor, Tanis vit le spectre de Sobert approcher, les yeux braqués sur lui. Le demi-elfe tâta fébrilement la cloison pour trouver la porte dont avait parlé Kitiara. Soudain, sous ses doigts, le bois se substitua à la pierre. Il tourna la poignée de fer ; la porte s’ouvrit. Tirant Laurana derrière lui, il franchit le seuil. Dans l’escalier, il fut ébloui par la lumière des torches.