Ils se trouvaient dans le poste de garde où gisait le cadavre du gobelin. Autour d’eux, les murs se lézardaient, s’effritaient, se tordaient, puis se reformaient. Ce spectacle emplissait Caramon d’une horreur diffuse. Il pensa à un cauchemar dont on n’arrive pas à se rappeler. Se tournant vers son frère, il se cramponna à son bras pour se rassurer. Au moins, sentait-il de la chair ferme et vivante au milieu de cette vision chaotique.
— Sais-tu où ça mène ? demanda Caramon en sondant le fond du couloir est.
— Oui, répondit simplement Raistlin.
— Tu sais…, je crois qu’il a dû leur arriver quelque chose…, fit Caramon, tenaillé par l’angoisse.
— Ils se sont conduits comme des idiots, répondit Raistlin. Le rêve les avait pourtant avertis. Et pas seulement eux. Mais si nous faisons vite, il n’est peut-être pas trop tard. Il faut se dépêcher ! Tu entends ?
Caramon leva la tête. On entendait le crissement de griffes sur les dalles. Les draconiens couraient pour rattraper les centaines de prisonniers libérés par l’effondrement des geôles. Caramon voulut tirer son épée.
— Arrête ! coupa Raistlin. Réfléchis un instant ! Tu portes l’armure draconienne et ce n’est pas à nous qu’ils s’intéressent. La Reine Noire est partie. Ils ne lui obéissent plus. La seule chose qu’ils poursuivent, c’est le butin. Reste à mon côté. Marche avec assurance et donne-toi une contenance.
Caramon fit ce qu’il lui dit. Il avait repris des forces et parvenait à marcher en s’appuyant sur son frère. Ignorant les draconiens, qui leur jetèrent un coup d’œil en passant, les jumeaux empruntèrent le couloir. Les murs continuaient de changer de forme, le sol de trembler sous leur pas. Des prisonniers criaient qu’on les libère.
— Au moins, il n’y a personne qui garde cette porte, dit Raistlin, pointant un doigt devant lui.
— Que veux-tu dire ? demanda Caramon, inquiet.
— Elle est piégée. Rappelle-toi le rêve.
Pâle comme un mort, Caramon se rua vers l’huis. Secouant la tête avec résignation, Raistlin le suivit sans presser le pas. Au détour du couloir, il trouva son frère penché sur deux corps inanimés.
— Tika ! gémit Caramon.
Écartant les boucles rousses de la jeune fille, il tâta son cou et esquissa un sourire de soulagement avant de tendre la main vers le kender.
— Tass… Oh non !
Entendant son nom, le kender souleva ses paupières comme si elles étaient en plomb.
— Caramon…, dit-il dans un souffle, pardonne-moi…
— Tass ! fit le colosse en prenant le petit corps fiévreux dans ses bras. Ne dis rien.
Des spasmes secouèrent le kender. Caramon remarqua que le contenu de ses sacoches était étalé par terre, comme des jouets dans une chambre d’enfant. Ses yeux s’embuèrent.
— J’ai vraiment voulu la sauver…, murmura Tass, tressaillant de douleur, mais je n’y suis pas parvenu…
— Tu l’as sauvée ! s’exclama Caramon. Elle n’est pas morte, seulement blessée. Elle s’en sortira.
— Vraiment ?
Les yeux du kender brillèrent, puis se voilèrent de nouveau.
— Je crois que… je crois que je ne vais pas très bien, Caramon. Mais cela ne fait rien, vraiment ! Je… vais retrouver Flint. Il m’attend. Il n’aura pas dû partir tout seul. Je ne sais pas comment… il a pu me laisser, s’en aller sans moi…
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Caramon à son frère, penché sur Tass.
— Il a été empoisonné, répondit Raistlin, examinant une fine aiguille d’or à la lumière de son bâton.
Le mage tendit la main vers la porte et la poussa doucement.
À l’extérieur, ils entendirent les cris des soldats et des esclaves qui fuyaient le temple. Le ciel était rempli du mugissement des dragons. Les seigneurs draconiens se battaient pour être aux premières places du nouveau monde qui surgissait devant eux. Songeur, Raistlin sourit pour lui-même.
Il fut arraché à ses pensées par quelqu’un qui lui serrait le bras.
— Peux-tu faire quelque chose pour lui ? demanda son jumeau.
— Il est très mal en point, répondit froidement Raistlin. Cela me coûterait beaucoup d’énergie, et nous ne sommes pas encore sortis de ce chaos !
— Mais as-tu le pouvoir de le sauver ? insista Caramon. Es-tu assez puissant pour ça ?
— Évidemment.
Tika s’était assise et se massait la tête.
— Caramon ! s’écria-t-elle joyeusement.
Son regard se posa sur Tass. Oubliant sa douleur, elle caressa le front maculé de sang du kender. Il ouvrit les yeux mais ne la reconnut pas.
Ils entendirent des pas précipités dans le couloir.
Raistlin regarda son frère bercer tendrement le kender dans ses bras, avec la douceur qui lui était particulière.